Omaha Scoop (3/3)

Molly était adulte désormais. Depuis ses seize ans, comme chaque citoyen Japonais, elle avait le droit de se faire greffer des implants BioTech sous toutes leurs formes. Délaissant les inserts NT, les principales améliorations nano-technologiques autorisées, elle avait préféré les anciennes prothèses robotiques, et son jeune corps avait vite atteint le seuil légal de 25% de modification. Au delà de cette limite, elle avait ensuite eu recours à la chirurgie underground, pour se faire implanter, ici un cathéter à amphétamines, discret orifine intra-auriculaire, là une série de nodes RFID GS1, qui lui permettait de contrôler ses objets personnels.
Avant d’avoir atteint 21 ans, Molly était devenu une icône cyber-punk auprès de la jeunesse déviante Japonaise.

Elle arpentait régulièrement les salles de jeu, avait gagné en confiance et pouvait se souvenir des styles de chacun de ses adversaires. Elle s’était construit un véritable réseau de connaissances mais, malgré tous les efforts des Services AntiTerroristes EuroAsiatiques, qui luttaient désormais contre les jeux d’argent, elle n’avait jamais pu être mise en faute, ni aucun de ses contacts.

Ce jour-là encore, elle était la première assise. Une table unique, dans une salle clandestine, qui abriterait bientôt neuf joueurs dans la discrétion la plus totale. Et cette fois encore, c’était elle, Molly, qui avait tout organisé secrètement, en faisant jouer son réseau de manière si habile qu’aucune piste ne serait jamais remontée.
Elle était assise face à la porte d’entrée, jaugeant chaque détail. Le Cerbère semi-mécanique avait reçu la liste des invités. Son système de défense interdirait à quiconque d’entrer sans une identification rétinienne. Neuf bots YukonTech adossés aux murs, devraient servir les joueurs en boissons s’ils le demandaient. Puis, un bruit de pas annonça le premier invité…

Finley poussa la porte, se tourna vers le Cerbère et déposa machinalement une liasse d’anciens billets dans le réceptacle du portier. Depuis sa fausse mort mise en scène, l’ancien homme d’affaires s’était engagé dans une lutte rebelle contre le processus politique totalitaire. Il avait financé bon nombre d’actions militantes, engloutissant la plus grande partie de sa fortune. Des coups d’épée dans l’eau, malheureusement. Cependant, l’homme n’était pas ruiné. Et il dégageait une sorte d’aura rayonnante. Il y avait chez Finley un paradoxe difficile à saisir. D’un côté, son engagement rebelle en faisait une idole pour de nombreux étudiants révoltés. De l’autre, sa mort rendait son implication hypothétique. Au final, Finley était devenu une sorte de modèle immatériel, une légende désincarnée luttant contre l’autorité.

Quand il s’assit, le vieil homme sourit à Molly.
– ton père s’inquiète toujours pour toi, Jeune Fille.
– content de te savoir en vie, répondit-elle ironiquement.
A chaque soirée en Cercle, les répliques étaient les mêmes. Elle le raillait gentiment, et lui acceptait, prenant un air paternaliste. Il aimait penser que dans ces lieux dangereux, il serait là pour la protéger.

Cinq autres hommes entrèrent, chacun à leur tour, et prirent place sur les sièges à ergonomie programmée. Trois étaient des habitués, capables de jouer une nuit complète sans montrer la moindre faiblesse. Ils avaient le regard de prédateurs et le corps muet. Les deux autres étaient des joueurs occasionnels. Molly avait appris le passage à Paris de ces traders avides de sensations fortes. Chaque soirée, ils tuaient le temps en cherchant les poussées d’adrénaline, furent-elles illégales. Ce soir ils en auraient pour leur argent.

Après avoir négligé un Dealer’s Choice, on avait convenu d’en rester au Hold’Em pour la soirée.
« Si ces traders croient rester dans leur zone de confort en s’aggripant au Hold’Em, ils vont être déçus », pensa Molly.
En effet après quelques heures, la tension était montée de plusieurs crans. Les pros agressaient sur chaque main, mettant une pression de plus en plus difficile à supporter pour les amateurs. A chaque main dans laquelle ils s’impliquaient, les compères étaient poussés à la faute, dans un véritable combat psychologique qui semblait perdu d’avance. Et on n’était encore que sept, quand les deux derniers joueurs arrivèrent presque coup sur coup. Deux têtes brûlées, dont la folie n’était jamais loin du génie, et qui avaient plus l’allure de geeks arrogants que de joueurs professionnels. Ils ajoutèrent encore un niveau à l’ambiance pesante de la salle. Comme deux étincelles crépitant au dessus d’un baril de poudre.

La première explosion eut lieu peu après. Une main partie à tapis au flop, dans une confrontation classique : grosse main contre gros tirage. Les cartes n’inversèrent pas la tendance et JoeChip se retira. Il était ruiné, savait Molly, et le scénario prit enfin sa tournure définitive.

Moins d’une heure plus tard, le vacarme d’une milice semi-militaire fit taire à nouveau les joueurs. La porte explosa, suivie de près par la tête du Cerbère. Les hurlements des miliciens s’enchevêtraient. Les joueurs, sans réaction. Ils savaient tous le sort réservé aux grinders clandestins, considérés comme des terroristes par un gouvernement intangible.
Les regards se tournèrent vers Molly quand celle-ci se leva, faisant face aux semi-bots.

Sans déserrer la mâchoire, elle provoqua les miliciens et s’apprêta à dégainer. Forcément trop tard, vu la situation. Une avalanche de coups de feu s’abattit sur les neuf joueurs à la fois, transperçant de métal et de poudre les corps encore assis. Molly, toujours debout, se tourna vers le corps de Finley criblé de balles. Un léger sourire pointa au coin de ses lèvres.
« Je prends le haut », souffla-t-elle en s’effondrant.

Quand sa tête frappa le sol, elle avait toujours le regard pointé sur la chaise de Finley. D’un geste imperceptible, elle activa alors les radio-émetteurs HF greffés sur ses nerfs occulaires. Les seuls nano-implants qu’elle s’était autorisés, dans le plus grand secret. Aussitôt, l’image de la salle fut diffusée sur les écrans géants aux quatre coins de la ville. Les Parisiens découvrirent alors dans un même instant, la réalité de l’existence de Finley, ce héros rebelle luttant contre l’autorité, et son assassinat par une milice privée. Des cris de stupeur s’élevèrent, les mouvements de foule s’accélérèrent, et la Révolte explosa.

Molly-la-rancunière avait finalement vaincu cet adversaire qui s’était mis entre son père et elle. Et du même coup, elle avait fait de Finley un martyre, plus utile mort que vivant.

Dans un dernier effort, elle prit une inspiration et souffla :
« Je prends le bas. Et je scoop le pot ».

8 réflexions au sujet de “Omaha Scoop (3/3)”

  1. Salut les Bastards,

    J’espère que cette deuxième nouvelle vous a plu. Encore une fois n’hésitez pas à critiquer, que ce soit négativement ou surtout positivement.

    Je prends un peu de repos et je vous prépare une nouvelle série pour la rentrée.

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  2. Merci ! Pour la prochaine j’essaye de faire -un peu- plus long, si le format convient à Julien. Il faudra quand même que je réussisse à ôter ce gros poil que j’ai dans la main, là, maintenant.

    Quant à un livre… oui, pourquoi pas. Si tu connais un éditeur… :-)

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  3. un livre de petites nouvelles sur le poker :) pas besoin ed faire plus long. Genre tu fais le passé le présent et comme celles que tu publies maintenant, le futur :).
    L’éditeur? tu demandes a un grand magazine de poker à tous les coups ca marche :) (genre pokervip)

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  4. @ gnouv, je me demandais par simple curiosité si tu pouvais faire un recit sur la création du poker. Mais toujours dans la fiction, mais au temps médiéval? :)
    Je me suis posé la question en regardant chevalier hier soir et je t’avoue que l’idée même ma traversé l’esprit :D

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  5. C’est clair, l’idée est bonne. Mais je pense que l’exercice risque d’être plus difficile dans le passé que dans le futur : il y a des repères « historiques » qui sont difficiles à négliger. Dans le futur, on peut se permettre plus de liberté.

    En tout cas ça me tente bien d’essayer. On verra si j’arrive à m’en sortir avec des règles différentes :)

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