Omaha Scoop (2/3)

A l’abri des regards, installés dans la pagode désertée du Temple de Kiyomizu, au nord de Kyoto, les trois hommes parlaient alternativement. Très calmement, mais conscients de l’enjeu de leur négociation, ils pesaient leurs mots.
Finley, le grand homme sec, dirigeait la conversation. Il savait l’Institut PanAsiatique dans une impasse économique. De nombreuses recherches avaient abouti à des résultats très prometteurs, mais le coût prohibitif du silicium freinait leur industrialisation. L’Institut conservait donc quantité de dossiers aboutis, mais impossibles à valoriser. Il fallait d’urgence vendre des brevets pour rétro-financer les nombreuses années de recherches. Pourtant Tanigushi filtrait les demandes d’une manière si drastique, si inflexible, qu’il commençait à être contesté au sein même de son comité d’éthique. Tôt ou tard, il devrait fléchir et accepter une alliance avec un industriel moins préoccupé par l’éthique qu’il ne l’était lui-même.
Finley, en bon joueur de poker, avait un sens du timing acéré. Le moment était parfaitement choisi pour faire une offre. Ni trop tôt, ni trop tard.

Tanigushi, lui, se sentait coincé. Et il détestait cette sensation. Il savait qu’il devrait finalement accepter l’offre de Finley, mais il cherchait les conditions les moins défavorables possibles. Malgré tout le respect qu’il inspirait à ses congénères, il serait difficile d’expliquer pourquoi il avait subitement cédé, après avoir lutté si longtemps contre tout partenariat. Il devait aussi anticiper, déjà, le départ de certains de ses précieux collègues, contrariés par sa décision contestable. Il s’inquiétait encore d’appliquer bientôt des décisions qui lui seraient imposées, contre son gré, au détriment de chercheurs qui lui avaient pourtant longtemps maintenu leur confiance. Tanigushi était tiraillé et appelait intérieurement à l’aide. En vain.

– Nous avons un cadeau pour vous, avait repris Finley. Vous ignorez sans doute l’existence de notre propre cellule de R&D. Elle compte pourtant quelques scientifiques tout à fait capables.Vous souvenez-vous d’un certain Adam Reincurt, qui fut votre élève au BNNI de Berkeley ? Eh bien ! Nos propres chercheurs ont trouvé le moyen de se passer du silicium. Dans quelques mois nous pourrions déployer la nano-technologie à grande échelle, pour des coûts pour le moins intéressants. Mais nous manquons cruellement de compétences pour mettre en application nos résultats théoriques. Prenez la tête de notre division de recherche, Docteur. Vous pourriez enfin industrialiser vos propres découvertes. Qu’en pensez-vous ?

L’argument était fort. Tanigushi accepta, et devint quelques jours plus tard l’allié le plus médiatisé, en même temps que le plus décrié, du Groupe Industriel Armitage BioTech.

Ce soir-là, en retrouvant son père, Molly avait cru voir un fantôme. Lui qui adorait, d’habitude, expliquer son travail de la journée, en déployant des trésors de pédagogie, avait perdu la parole. Il ne parla presque pas cette soirée. Ni la suivante. D’abord curieuse, la fillette s’était demandée si elle était la cause de cet état. Elle se rendait bien compte que son effronterie pouvait causer des problèmes. Mais elle n’avait jamais vu son père en souffrir autant. Puis cette curiosité inassouvie devint bouderie. En outre, Molly avait remarqué l’omniprésence médiatique de son père et commençait à deviner un lien entre tout cela, sans en comprendre les mécanismes. Elle avait remarqué, aussi, la présence de plus en plus fréquente de Finley. Elle le soupçonna alors d’être le fautif, de lui avoir volé l’affection paternelle, s’accaparant pour lui tout seul les rares mots que le Docteur prononçait.

Cet ennemi au visage enfin découvert, osa franchir une nouvelle ligne quand il accepta une première invitation à diner. Il entrait dans la maison en conquistador, trouvait Molly, trop souriant et trop détendu. Mme Tanigushi, une Américaine expatriée, se désintéressait des enjeux économiques et scientifiques de l’Institut. Mais elle aimait recevoir, se faisant une fierté d’accueillir des invités prestigieux, de sorte que Finley revint, et revint encore. Quand le repas se finissait, Molly devait aller se coucher alors que les deux hommes rejoignaient le salon pour discuter, parfois accompagnés d’un verre de cognac Français.
Discrètement, Molly s’esquivait alors pour espionner les conversations. Elle avait trouvé plusieurs cachettes qui lui permettaient soit de voir, soit d’entendre. Mais souvent dépassée par les enjeux trop complexes, elle finissait généralement par s’endormir sur place.

Un soir pourtant, les mots plus effacés que d’habitude excitèrent son attention. Elle décida de rester éveillée jusqu’à la fin et se promit de retenir la moindre parole.
Finley était le plus bavard, comme d’habitude.
– Hiro. Depuis combien de temps nous connaissons-nous, désormais ?
– Quelques années, maintenant. Pourquoi ?
– Notre relation a bien changé, n’est-ce-pas ? Je me souviens comme tu te méfiais de moi, au début. Cela a bien changé, heureusement…

En effet, sa méfiance initiale pour Finley avait laissé place à un certain respect. Avec ses méthodes agressives, Finley était un négociateur redouté. Il obtenait très souvent ce qu’il venait chercher, mais ses motivations réelles restaient troubles. Les médias avaient fait de lui une sorte de rapace. Mais Tanigushi avait vu plus loin, décryptant dans les actes de son associé une lutte farouche pour l’indépendance de sa société, Armitage BioTech. Hiro avait appris à respecter cette éthique, si lointaine qu’elle fut de la sienne propre. Les deux hommes étaient même devenus des confidents l’un pour l’autre. Lorsqu’Armitage avait, la première, commercialisé des nano-implants sans exiger d’accord médical, Tanigushi avait eu son mot à dire pour sélectionner scrupuleusement les technologies distribuées. Et il en était reconnaissant. Là où des concurrents, Yukon en tête, vendaient librement des implants semi-militaires aux civils, Armitage triait ses clients sur le volet. Une stratégie qui convenait à ses chercheurs, mais qui fragilisait les finances du groupe. L’équilibre était précaire.

– Oui, fit Tanigushi. Tu as quelque chose à me dire, n’est-ce-pas ?

Molly tendit l’oreille plus encore. Un sentiment la gênait. Son père savait qu’elle espionnait, elle en était persuadée. Il avait jeté plusieurs regards dans sa direction, mais sans aucune expression faciale qui aurait pu trahir ses sentiments. Dès lors, pourquoi la laissait-il écouter ? Elle n’arrivait pas à choisir s’il était prisonnier de son interlocuteur, ou s’il voulait qu’elle entende. En tout cas, elle allait enfin apprendre quelque chose.

– Tu sais à quel point je suis attaché à mon entreprise, Hiro. Je n’en fais pas un secret, et j’ai parfois agi de manière violente pour la préserver. Je le regrette, parfois. Le fait est que ma position devient difficile à tenir. La Bourse et Wall Street sont en train d’opérer une mutation importante, décisive. Mais c’est l’Alliance Euro-Asiatique qui tire les ficelles. Le Président Français est en train de prendre une envergure étonnante, en dépit de toutes les atteintes aux libertés qu’il nous fait subir. Tu ne peux pas ignorer cela, tout isolé que tu es dans ta tour d’argent. Certains membres du gouvernement m’ont fait persona non grata. Le savais-tu ?
– Sois plus clair, s’il-te-plait. Qu’es-tu en train de me dire ?
– Tu n’ignores pas que je fréquente quelques cercles de jeux, malgré leur interdiction. J’y ai fait des rencontres intéressantes. Certains clients sont aussi des hommes influents, mais d’une autre manière. Je pense adopter leur guerilla. Je vais devoir disparaitre de l’échiquier principal, mon ami. Mais seulement pour mieux lutter. Cependant tu vas devoir prendre le relais, pour diriger Armitage en mon absence, et en dépit de ton mépris pour les affaires. Sans doute ne nous reverrons-nous plus avant longtemps. Peut-être même jamais. J’en suis triste, imagines-tu ? Mais j’ai la conviction que c’est la seule façon d’agir. La meilleure, ou la moins mauvaise, si tu préfères.

Tanigushi était stupéfait. Pourtant il n’avait pas son mot à dire. Quelques semaines plus tard, il annonçait lui-même devant les caméras la mort de son collaborateur, au cours d’un vol d’affaires qui s’était écrasé. Conformément aux directives de Finley, il avait du ensuite se résigner à accepter l’absorption d’Armitage par l’Alliance Euro-Asiatique. C’était un nouveau déchirement pour lui, qui dut initier de nombreux projets militaires. Il équipa les armées, les milices, parfois les deux camps d’un même conflit. Accélerant docilement la révolution financière et le despotisme de ses leaders.

4 réflexions au sujet de “Omaha Scoop (2/3)”

  1. waow vraiment bien, j’espère voir une fin aussi inattendue que ton dernier récit. Honnêtement tu devrais publier un recueil de nouvel sur le futur des jeux ! ! ! !
    Vraiment chapeau l’artiste !

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  2. Héhé. J’ai juste peur que ça devienne lourd à lire si je fais plus long. Mais tu peux lire les quatre parties de la première série à la suite :)

    Pour celle-ci il faut attendre encore… un tout petit peu !

    J’espère que la fin sera à la hauteur de vos attentes ;)

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